V

 

Pourtant ces pauvres enfants étaient bien excusables.

Tout comme sa mère, Armand, quand il traversait le petit salon, s’était intéressé à ce gentil profil, qui s’inclinait légèrement pour le saluer. Mais il n’avait pas vu, l’innocent qu’il était, le regard vite détourné, mais si tendre, qu’on lui jetait au passage, ni la rougeur qui montait alors au visage de l’ouvrière. Quant à elle, la première fois qu’elle avait aperçu Armand, – oh ! du premier choc, sans se défendre, – elle était tombée amoureuse de lui, et ce beau et fin jeune homme, aux gestes harmonieux, aux yeux si ardents et si doux, lui était apparu comme un être d’une essence supérieure. Henriette était sage, non pas ignorante. Dès l’apprentissage, les conversations entre camarades l’avaient instruite. Mais jamais son désir n’eût été assez audacieux pour s’élever jusqu’à l’objet de son naissant amour.

À ses yeux, Armand était un « riche », un de ceux que les pauvres ne peuvent connaître, ne voient que de loin. Elle était sûre qu’il avait une « bonne amie », – car on ne suppose pas, au faubourg, qu’un homme puisse demeurer pur jusqu’à vingt ans ; – mais celle qu’il aimait devait être une femme de son monde, une « belle dame », et, sans la connaître, mais ne doutant pas de son existence, Henriette la trouvait bien heureuse et lui enviait la joie de passer ses doigts chargés de bagues dans la noire et rebelle chevelure, toujours un peu en désordre, du jeune patricien. Elle, la pauvre fille ! devait se contenter de l’admirer à distance, respectueusement. Quand il lui disait en passant : « Bonjour, mademoiselle », c’était quelque chose d’exquis qu’Henriette sentait se fondre dans son cœur. Mais s’imaginer qu’elle pût fixer l’attention d’Armand, lui paraître jolie !... Non ! elle n’était pas si folle.

Il la trouvait délicieuse. Il était entraîné vers elle par toutes ses curiosités, toutes ses ardeurs d’ingénu en qui venait d’éclater et de s’épanouir avec violence la fleur intacte du désir. Sans doute, il était resté chaste, n’ayant connu ni les turpitudes des dortoirs de collège, ni les brutales initiations de la Cythère vénale. Mais l’heure de la crise avait sonné. À la seule pensée que cette charmante fille était là, sous le même toit que lui, Armand succombait sous le poids d’une soudaine langueur, devenait incapable de tout travail. Laissant brusquement ses livres ouverts, il trouvait hypocritement pour lui-même un prétexte de circuler dans l’appartement, de traverser la pièce où se tenait Henriette assise et cousant, de l’envelopper d’un rapide regard, de recevoir l’éclair fugitif de ses yeux. Puis il rentrait dans sa chambre d’étudiant, se jetait avec fatigue sur son canapé et restait là, accablé, le front chaud, les mains inquiètes, avec des bâillements et des envies de pleurer.

Mieux informée sur la vie, Henriette finit par s’apercevoir du trouble du jeune homme en sa présence. Était-ce possible ? Elle lui plaisait ! Ce « petit monsieur », si délicat, si « mignon », comme elle se le disait en pensée dans son langage populaire, cet Armand qui lui semblait être d’une autre race qu’elle-même, qui lui faisait l’effet d’une sorte de demi-dieu, daignait prendre garde à elle ! Dans son humilité sincère, elle en fut d’abord toute confuse. Puis une tendresse infinie inonda son cœur.

Ah ! Armand n’avait qu’à faire un signe. Tout ce qu’il voudrait, tout de suite ! Très simple, purement instinctive, elle ignorait la coquetterie, les manèges d’amour. Oui ! sur un clin d’œil, elle était prête à s’offrir, elle et sa jeunesse fleurie, prête à donner son cœur surtout, au fond duquel elle sentait une force mystérieuse, irrésistible, qui la soulevait, qui la poussait dans les bras d’Armand. Déjà, elle se reprochait de ne pas lui faire les premières avances. Elle le voyait si timide, elle aurait voulu l’encourager. Mais elle ne pouvait vaincre un reste obstiné de pudeur. C’eût été si facile pourtant de répondre au regard d’Armand par un regard, à son sourire par un sourire. La sotte ! Maintenant, quand il passait près d’elle, elle n’avait même plus le courage de lever la tête. De sorte que les jours et les jours s’écoulaient sans que le jeune homme adoré se doutât qu’il le fût, et sans que ce maladroit Daphnis comprît qu’il était attendu comme Jupiter.